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Au Rwanda, le traumatisme du génocide se transmet de génération en génération

« L’Afrique en thérapie » (7). De nombreux Rwandais de moins de 30 ans souffrent d’un traumatisme dit « transgénérationnel » ou « indirect » : ils présentent des séquelles psychologiques liées au génocide. Pour ne rien manquer de l’actualité africaine, inscrivez-vous à la newsletter du « Monde Afrique » depuis ce lien. Chaque samedi à 6 heures, retrouvez une semaine d’actualité et de débats traitée par la rédaction du « Monde Afrique ».

Le mémorial du génocide de Ntarama, au sud de Kigali, en mars 2019.© Fournis par Le Monde


Josiane N. ne veut plus jamais entrer dans le mémorial du génocide de Ntarama. Dans cette petite église de briques située au sud de la capitale du Rwanda, Kigali, plusieurs milliers de Tutsi ont été massacrés en une seule journée par des miliciens hutu, le 15 avril 1994. Aujourd’hui, les restes des défunts sont entreposés sur des bancs et des étagères, à la vue de tous. « J’y suis allée une fois. J’ai été comme hypnotisée. Je me suis effondrée. On m’a emmenée à l’hôpital et j’y suis restée deux jours sans pouvoir parler », se souvient la jeune femme, prise en charge dans un centre de soutien psychologique pour les jeunes, à la sortie du centre-ville de Ntarama.


Ce type de crise est fréquent chez les rescapés du génocide des Tutsi, surtout pendant les commémorations nationales des massacres qui ont lieu chaque année entre les mois d’avril et de juillet. Mais Josiane, née en 1999, n’a pas connu les tueries. « Je suis traumatisée car je pense à tous les morts de ma famille dont mes parents m’ont parlé. Mon père a perdu sa première femme ainsi que sept de ses enfants en 1994 », explique-t-elle.


Comme de nombreux Rwandais de moins de 30 ans, la jeune femme souffre d’un traumatisme dit « transgénérationnel » ou « indirect » : elle présente des séquelles psychologiques liées au génocide et à ses conséquences, sans pour autant l’avoir vécu. Chaque visite dans un mémorial est une épreuve et chaque période de commémoration génère cauchemars, angoisses et insomnies.


« C’est un énorme problème chez les jeunes, confirme Fidèle Nsengiyaremye, secrétaire exécutif du Groupe des anciens étudiants rescapés du génocide (Gaerg). Les rescapés restent traumatisés toute leur vie par le génocide. Ils ne sont pas stables émotionnellement et cela a une influence directe sur leurs enfants. »


Symptômes de stress post-traumatique

Selon les chiffres du ministère de la santé rwandais, 35 % des survivants du génocide connaissent des épisodes dépressifs majeurs et 28 % sont toujours en état de stress post-traumatique, un chiffre huit fois plus élevé que dans le reste de la population. Mais les conséquences de ces troubles sur les jeunes générations restent largement méconnues au Rwanda.


En 2021, le Gaerg a participé à l’enquête d’une doctorante rwandaise de l’université de Montclair State aux Etats-Unis, Jessica Bonumwezi, qui s’est penchée sur les facteurs familiaux favorisant la transmission des traumatismes au sein des familles de rescapés. Résultat : de nombreux problèmes de parentalité aux premiers rangs desquels l’agressivité, l’indisponibilité émotionnelle ou au contraire la surprotection perturberaient le développement des enfants. Sans oublier le silence qui entoure bien souvent l’histoire familiale.


« A un certain point, les adolescents veulent savoir ce qui est arrivé à leurs oncles, leurs tantes et leurs grands-parents. Mais ce sont des questions auxquelles les parents n’arrivent parfois pas à répondre », explique Fidèle Nsengiyaremye. Sur plusieurs centaines d’enfants de rescapés interrogés, 42 % présenteraient des symptômes de stress post-traumatique significatifs sur le plan clinique et 38 % des symptômes de dépression et d’anxiété selon l’enquête.


Pour tenter de donner une explication biologique au phénomène, certains scientifiques explorent désormais la piste épigénétique. Cette discipline qui examine comment l’environnement extérieur peut induire des changements dans l’expression de nos gènes de manière possiblement héréditaire, sans pour autant modifier notre séquence ADN. Ce qui pourrait expliquer la transmission de certains troubles psychologiques aux enfants, beaucoup plus rapidement qu’à travers des mutations génétiques.


Facteurs épigénétiques

« On a commencé à se poser des questions quand, en tant que praticiens, on a vu des crises terribles chez des jeunes nés plusieurs années après la fin du génocide », confie le psychologue clinicien Eugène Rutembesa. Ce professeur à l’université du Rwanda arborant de petites lunettes rondes et un costume impeccable a commencé sa carrière dans l’un des premiers centres d’accueil psychiatrique du pays à la fin des années 1990, au moment où « toute la politique de santé mentale rwandaise était à inventer ». Il a pris en charge des dizaines de jeunes patients présentant des flash-back, des crises de larmes incessantes ou des comportements régressifs. Et il est devenu un témoin privilégié des souffrances de la génération post-génocide.


Dès 2014, il participe à un projet de recherche sur les facteurs épigénétiques de la transmission du stress post-traumatique de la mère à l’enfant, qui compare un groupe de femmes enceintes exposées au génocide des Tutsi et un autre groupe de femmes enceintes à la même période mais vivant dans une autre partie du monde. « Nous avons pu démontrer qu’il y a eu des altérations au niveau de gènes liés à la production et au fonctionnement de l’hormone du stress, le cortisol, chez des femmes qui ont vécu le génocide et chez leurs bébés », explique-t-il.


Des résultats récemment confirmés par une étude similaire menée par des chercheurs des universités de Floride du Sud et du Rwanda : en décembre 2021, dans un article publié dans la revue britannique Epigenomics, ils assurent que de nombreuses modifications épigénétiques se sont produites au niveau des gènes impliqués dans les risques de troubles mentaux chez les mères et les enfants exposés in utero au génocide des Tutsi. Reste à savoir si la troisième génération présentera les mêmes particularités et sera elle aussi plus susceptible de développer des maladies psychiques.


Si la grande majorité des recherches portent sur les rescapés et leurs descendants, c’est bien la totalité de la société rwandaise qui continue de souffrir des conséquences du génocide. L’événement aurait même généré un processus de « désaffiliation » dans les familles de victimes comme dans celles des bourreaux, selon Eugène Rutembesa.


La honte, la peur et le silence

« Le rôle traditionnel du parent, c’est de protéger et de transmettre. Or, tout a été détruit. On dit que le génocide est un phénomène hors culture. Que sommes-nous devenus ? Que pouvons-nous transmettre après cela ? », s’interroge le psychologue. Dans une société où l’on avait l’habitude de se saluer en précisant le nom de ses parents, la honte, la peur et le silence sont venus brouiller le rapport à la généalogie.


Bien qu’ils ne soient pas reconnus comme des victimes par l’Etat et par la société rwandaise, les enfants des anciens génocidaires souffrent eux aussi de leur histoire familiale. Jean-Bosco N. a donné rendez-vous dans un petit restaurant discret et désert en périphérie de Kigali. Il ne veut pas que la nouvelle de son interview s’ébruite. « Je suis malheureux, lâche-t-il. Ma vie aurait dû être différente. Mais je n’ai nulle part où dire tout ça à voix haute. »


Enfant, il a vu son père se faire condamner à quinze ans de prison pour avoir chassé un Tutsi venu se réfugier dans sa maison pendant les massacres. « Pourtant, il était innocent », assure le jeune homme qui, en tant qu’aîné, a dû arrêter l’école pour subvenir aux besoins de la famille. Depuis, il enchaîne les petits boulots et se désole d’être tenu pour responsable des crimes de son père.


« Quand j’arrive sur des chantiers, certains disent qu’il ne faut pas me donner de travail. Je sais bien pourquoi : la communauté m’a toujours vu comme un criminel. Mes anciens camarades de classe ne me saluent même plus quand ils me voient », soupire-t-il, les larmes aux yeux. Il y a deux mois, son père est rentré à la maison après avoir bénéficié d’une remise de peine : « Certains au village disent qu’il aurait dû rester derrière les barreaux. Moi, je ne peux rien faire à part me taire. »

 

(c) 2022, Le Monde Afrique

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