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GÉNOCIDE DES ROMS EN CROATIE (1/2) : « LA PEUR DE LA DISCRIMINATION EST TOUJOURS LÀ »

Première partie :

Femmes et enfants roms à Zagreb en 1941. [Wikimedia Commons/Bundesarchiv, Bild 183-2004-0203-502/CC-BY-SA 3.0.]

Le martyre des Roms, marginalisé par les autorités yougoslaves et croates après la Seconde Guerre mondiale, a vu l’annihilation quasi-complète de la communauté rom de Croatie. Depuis 2002, des efforts de mémoire sont faits pour que leur statut de victime de génocide à part entière soit reconnu, mais il reste encore à véritablement inclure leur histoire dans les manuels scolaires. Retour avec l’historien Danijel Vojak sur cette histoire marginalisée.


Cet été comme chaque année, plusieurs événements ont commémoré « la souffrance des Roms » comme l’hommage aux victimes roms du camp de Jasenovac à Uštica, ainsi que le 81e anniversaire du début officiel du génocide contre les Roms par la Croatie oustachie. Selon l’historien Danijel Vojak, l’étude du génocide des Roms devrait faire partie d’un enseignement plus large sur l’Holocauste et être l’une des matières centrales de l’éducation des jeunes Croates. Entretien.


Novosti (N.) : Comment le génocide des Roms a-t-il commencé dans la région ?


Danijel Vojak (D.V.) : Trois semaines après leur arrivée au pouvoir et la création de l’État indépendant de Croatie (NDH), les autorités oustachies ont adopté des lois raciales répertoriant directement les Roms et les définissant racialement comme « non-aryens », ce qui les laissait sans citoyenneté et autres droits. Dans la pratique, cela signifiait qu’ils étaient légalement discriminés et qu’ils n’étaient pas protégés par les autorités. Ces lois ont fourni aux autorités oustachies une base légale pour la persécution des Roms ou, comme ils l’appelaient, la nécessité de résoudre la « question tsigane ».


On a pensé à déplacer les Roms dans une zone définie, sous surveillance policière, afin de mieux les contrôler. Cette « colonisation », d’après la terminologie, a été proposée par certaines autorités locales, comme celles de Križevci, au ministère de l’Intérieur du NDH au début de juin 1941. Une pétition d’habitants était à l’origine de cette proposition, ils demandaient que les Roms soient expulsés de leur quartier à cause des accusations habituelles d’actes criminels et de la propagation d’infections parmi les animaux domestiques. Le ministère a transmis cette proposition à l’Institut de colonisation nouvellement créé, qui l’a rendue opérationnelle au début du mois de juillet 1941 avant de la renvoyer au ministère de l’Intérieur.


“Seules quelques centaines de personnes se sont déclarées Roms après la guerre. Ils étaient certainement plus nombreux, mais la peur chez les Roms était telle que certains d’entre eux déclaraient d’autres nationalités.”


Selon cette proposition, avant la colonisation des Roms, on devait établir leur nombre exact, leur répartition géographique et leur statut économique par le biais d’un recensement national. Les autorités oustachies ne disposaient que des données de 1931, car le recensement prévu pour 1941 n’a pas été effectué à cause de la guerre. Le ministère a accepté la proposition et, le 3 juillet 1941, adopté une disposition sur le dénombrement des Roms, qui a été effectué dans les mois suivants.


Le premier cas de crime s’est produit dès la fin juillet 1941 : quinze Roms ont été tués dans le cadre de la politique de terreur oustachie contre la population serbe. La spirale de la violence oustachie contre les Roms s’est poursuivie dans le Kordun, lorsqu’une centaine de Roms ont été tués, fin 1941, dans la commune de Lasinja, en tant que victimes collatérales de la politique de terreur des Oustachis contre les Serbes.


N. : C’est alors que commencent les déportations massives de Roms dans des camps…


D.V. : Les Roms de la région de Podravina, en particulier de Koprivnica, ont été déportés vers le premier camp de concentration oustachi de Danica à Koprivnica, où se trouvaient plus de 700 détenus roms. Pour la plupart d’entre eux, le camp était transitoire. En août 1941, ils ont été déportés vers le camp de Jasenovac. C’est au cours de ces mois qu’ont commencé les premières déportations des Roms vers Jasenovac.


Initialement occasionnelles et non systématiques, ces déportations se sont intensifiées à partir du 19 mai 1942 et l’émission par les autorités oustachies d’un ordre de déporter tous les Roms du pays vers le camp de Jasenovac. Des déportations massives et systématiques ont rapidement suivi, et la plupart des Roms arrivaient dans des wagons à bestiaux surpeuplés, souvent sans nourriture, eau et conditions sanitaires de base. Au bout de quelques jours, selon le lieu de départ, les Roms étaient « déchargés » sans nom ni prénom à l’entrée du camp, où les hommes étaient séparés des femmes et des enfants. Au début, les Roms étaient placés dans la partie la plus éloignée du camp, le « camp 3 C – ciganski » (tsigane, ndlr) qui, selon les témoignages des détenus, était le pire. Plus tard, certains détenus ont été transférés à Uštica, d’où la population serbe a été expulsée début mai 1942 et déportée vers d’autres camps. Uštica est rapidement devenu trop petit, de sorte que les détenus roms ont été placés dans le village de Gradina, dans le Prekosavlje, où la plupart ont été torturés et tués lors d’exécutions massives ou sont morts d’épuisement à cause du travail acharné, du manque de nourriture et des maladies.


Les survivants soulignent que les autorités oustachies leur avaient réservé le pire des traitements. Un petit groupe de Roms a été exploité par les autorités du camp comme fossoyeurs et liquidateurs d’autres détenus, avant d’être tués à leur tour début 1945. Les crimes contre les Roms se sont poursuivis pendant la guerre et, en plus des Oustachis, ils ont également été commis par des unités militaires tchetniks et allemandes. Le dernier crime de masse oustachi contre les Roms a eu lieu dans les derniers jours de la guerre, fin avril 1945 à Hrastina, près de Zaprešić. C’est là que les « luburićiens » ont brutalement tué une quarantaine d’artistes sinté [1] d’Allemagne. Le motif de ce crime était le profit personnel, parce ces derniers avaient de l’or, des chevaux et d’autres objets de valeur. Peu de temps après la fin de la guerre, des villageois locaux ont déterré les cadavres et les ont enterrés dans le cimetière voisin de Marija Gorica. L’exemple de ce crime de masse indique que la terreur oustachie contre les Roms s’est poursuivie jusqu’à la toute fin de la guerre. Pour cette raison, la communauté rom de Croatie a été presque annihilée, de sorte que seules quelques centaines de personnes se sont déclarées Roms après la guerre. Ils étaient certainement plus nombreux, mais la peur chez les Roms était telle que certains se déclaraient d’une autre nationalité. Malheureusement, la peur de la discrimination est toujours présente chez les Roms et certains d’entre eux ne se déclarent toujours pas comme tels.


DES VICTIMES OUBLIÉES

N. : En Croatie, le martyr des Roms est commémoré le 2 août et en Serbie le 16 décembre. Quelle date devrait-on commémorer ?


D.V. : Après la Seconde Guerre mondiale, les autorités yougoslaves et croates ont marginalisé le martyr des Roms. Le discours idéologique de fraternité et d’unité a façonné la mémoire des victimes sous la dénomination « victimes de la terreur fasciste », excluant la commémoration séparée de certains groupes de victimes, tels que les Roms. Ce n’est qu’en 1970 qu’une petite plaque commémorative a été érigée à Uštica pour les prisonniers roms assassinés au camp de Jasenovac. Mais sur la plupart des autres monuments liés à la Seconde Guerre mondiale en Croatie, des noms roms ont été inscrits sans préciser leur identité ethnique. Aucune rue ou place ne portait le nom des victimes roms. Jusqu’à il y a quelques années dans le système éducatif, les victimes roms étaient réduites à des formules mots comme « elles ont été tuées » dans le chapitre qui fait référence aux victimes du régime oustachi. Il s’en est ensuivi tout simplement un oubli.


Démographiquement décimée, la communauté rom a survécu à la guerre, mais était encore insuffisamment organisée jusque dans les années 1960, lorsqu’un groupe d’intellectuels roms dirigé par l’écrivain et homme politique rom serbe Slobodan Berberski a réussi à se mobiliser, ce qui a abouti au premier Congrès rom à Londres en 1971, où les représentants roms ont pris des décisions concernant le nom, le drapeau et les armoiries des Roms.


Depuis lors, les intellectuels roms ont de plus en plus plaidé pour la recherche et la commémoration de ce qui est arrivé à leur peuple pendant la Seconde Guerre mondiale, insistant sur la reconnaissance de l’ampleur de leurs souffrances, les commémorations, l’étude et l’éducation. Les conséquences de ce processus ne pouvaient être arrêtées et les pays européens ont progressivement reconnu la souffrance des Roms dans leur pays respectif comme un génocide. Les autorités ouest-allemandes ne l’ont fait qu’en 1982 sous la direction du chancelier Helmut Schmidt, admettant que les autorités nationales-socialistes avaient perpétré un génocide contre les Roms et non, comme cela a été considéré le plus souvent par les autorités judiciaires et les milieux politiques allemands, une politique de prévention de la criminalité rom. Cela a été une étape significative dans la compréhension de la totalité de la souffrance des Roms.


Cette introduction est cruciale pour comprendre le contexte historique de la commémoration des victimes roms. L’éclatement de la Yougoslavie dans les années 1990 a brouillé l’attention, car les Roms ont été une fois de plus les victimes, souvent collatérales, des parties belligérantes. C’est particulièrement évident si l’on prend en compte leurs souffrances en Bosnie-Herzégovine au début des années 1990 ou au Kosovo à la fin de la même décennie. D’une certaine manière, il fallait surtout survivre avant de réfléchir à d’autres questions liées à leur communauté.


N. : À quel moment s’est produit une avancée dans la commémoration ?


D.V. : Elle est venue de la communauté rom en Croatie après 2002, lorsque celle-ci est devenue une minorité nationale officiellement reconnue avec certains droits dans le domaine de sa représentation politique et sociale. Ainsi, à Uštica en 2012, la communauté dirigée par ses représentants politiques, principalement par Veljko Kajtazi, a commencé à systématiquement commémorer les souffrances de son peuple sous le NDH.


Le 2 août a été choisi comme date de commémoration, car ce jour-là, dans la nuit de 1944, les autorités nazies d’Auschwitz ont liquidé le « camp familial tsigane », tuant environ 4200 prisonniers roms dans des chambres à gaz. Cette commémoration a été reconnue comme journée officielle de la mémoire par le Parlement croate en 2014, et c’est le lieu central de commémoration des victimes roms en Croatie. Mais pas le seul. Des commémorations des victimes roms ont également lieu au cimetière du village de Draškovec, à la mémoire de la douzaine de Roms bayaches qui ont été tués à la toute fin de la Seconde Guerre mondiale et, comme je l’ai mentionné, également à Marija Gorica. Les victimes roms sont également commémorées dans d’autres endroits en Croatie, de concert avec d’autres victimes de guerre.


N. : Qu’en est-il des commémorations en Serbie ?


D.V. : En Serbie, la communauté rom locale, en coopération avec les autorités, a choisi le 16 décembre comme jour de commémoration en mémoire du jour où Himmler a adopté une disposition spéciale sur l’expulsion de tous les Roms du Reich vers les camps de concentration nazis. Ce n’est qu’à la fin de janvier 1943 qu’Auschwitz a été choisi comme camp central pour les Roms et les Sinté, à la suite d’ne disposition spéciale des organismes policiers nazis.


Mais les commémorations en Serbie à la mémoire des Roms ont commencé à se tenir aussi à d’autres dates, comme le 2 août, ou encore à l’échelle locale, comme celle du martyr de l’éminent partisan rom Stevan Đorđević Novak devant le monument qui lui est dédié à Prevodski potok, près de Donja Bela Reka, où les Tchetniks l’ont tué en 1943. Il est le premier et l’unique Rom déclaré héros national de la Yougoslavie socialiste.


Je ne pense pas qu’il soit inapproprié que les victimes roms de Serbie soient commémorées le 16 décembre, l’une des dates-clés pour comprendre la totalité de leurs souffrances en Europe. En même temps, je pense qu’en plus de ces dates de commémoration liées à la souffrance des Roms, leur souffrance devrait être systématiquement commémorée à l’échelle d’un pays. Par exemple, pour la Croatie, ce serait le 19 mai, jour où les autorités oustachies ont adopté le décret sur la déportation de tous les Roms vers le camp de concentration de Jasenovac, où la plupart d’entre eux ont été tués. Sur cette piste, un forum s’est récemment tenu à Zagreb, organisé par le député Kajtazi et l’Union des Roms de Croatie Kali Sara, qui montre à quel point le rôle des représentants politiques et sociaux roms est extrêmement important, voire crucial, dans l’initiation de la construction d’une culture de la mémoire des victimes roms.


 

(c) 2022, Courrier des Balkans

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